4A_645/2024 10.03.2025
Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
4A_645/2024
Arrêt du 10 mars 2025
Ire Cour de droit civil
Composition
MM. et Mme les Juges fédéraux Hurni, Président,
Rüedi et May Canellas.
Greffière : Mme Fournier.
Participants à la procédure
A.________ Sàrl,
représentée par Me Pierre-Xavier Luciani, avocat,
recourante,
contre
B.________ SA,
représentée par Me Cléa Bouchat, avocate,
intimée,
C.________,
Objet
récusation d'un expert,
recours contre l'arrêt du Tribunal cantonal du canton de Vaud, Chambre des recours civile, du 23 juillet 2024 (PT20.030226-240839 180).
Faits :
A.
Le 31 juillet 2020, B.________ SA (ci-après: la demanderesse ou l'intimée) a saisi la Chambre patrimoniale cantonale du canton de Vaud d'une action dirigée contre A.________ Sàrl (ci-après: la défenderesse ou la recourante) portant en particulier sur la réalisation d'un ouvrage.
Dans ce cadre, la juge déléguée a rendu, le 19 juillet 2022, une ordonnance de preuve par laquelle elle a nommé en qualité d'expert C.________ (à défaut de quatre autres personnes).
Le 30 janvier 2023, la juge déléguée a adressé l'avis de mise en oeuvre de l'expertise au prénommé.
Le 7 décembre 2023, elle a accepté que D.________ SA soit mandatée en qualité de sous-experte.
La recourante a été en contact avec la sous-experte dans le cadre d'autres chantiers. Cette dernière est aussi intervenue pour l'obtention du permis de construire de l'ouvrage litigieux.
La sous-experte a eu des contacts avec l'expert C.________ ainsi que la recourante sans que l'intimée n'en soit informée; elle a effectué, le 18 décembre 2023, des relevés sur les lieux litigieux qui ont été produits dans le cadre de la procédure opposant les parties.
B.
B.a. Par requête du 2 février 2024, précisée le 9 février 2024, l'intimée a demandé la récusation de l'expert C.________ ainsi que de la sous-experte D.________ SA.
Par courrier du 12 février 2024, le directeur de la sous-experte a indiqué que celle-ci s'estimait indépendante et neutre. Quant à l'expert, il a écrit les lignes suivantes le 19 février 2024 en guise de détermination: " Le conseil de la demanderesse [ intimée] me harcèle téléphoniquement en pleine intervention chirurgicale et m'envoie un courriel le 29 janvier 2024[...] en me 'suggérant' de prendre contact avec Monsieur E.________ [ ndr: l'administrateur de l'intimée] au plus tard le jeudi ( 1er février 2024), puisque son client sera, selon ses dires, absent pour trois mois (?), alors que l'expert doit encore visiter la maison. Cette manière de faire ne me paraît pas concevable. L'expert jouit d'une très grande liberté et indépendance dans son travail et ne souhaite en aucun cas se laisser mettre sous pression, compte tenu des circonstances médicales. Il n'y a pas le feu au lac. ".
Le 20 mars 2024, la recourante a conclu au rejet de la requête de récusation.
Par décision du 14 juin 2024, la Juge déléguée de la Chambre patrimoniale cantonale a révoqué le mandat d'expertise confié à C.________. En substance, elle a estimé qu'il existait deux motifs de récusation: en premier lieu, l'expert et la sous-experte avaient effectué des relevés sur les lieux, lesquels avaient été produits dans le cadre de la procédure, sans que l'intimée n'en soit informée, soit en violation de son droit d'être entendue, ce qui s'inscrivait dans un contexte délicat puisque la sous-experte était déjà intervenue pour l'obtention du permis de construire de l'ouvrage litigieux. La manière dont l'expert, respectivement la sous-experte, avaient procédé laissait penser qu'une partie avait été favorisée au détriment de l'autre. En second lieu, le courrier de l'expert du 19 février 2024 était de nature à faire naître un doute sur sa partialité à l'égard de l'intimée et de son représentant; peu importait si les faits relatés dans ce courrier étaient avérés ou non: l'utilisation du verbe "harceler" s'agissant des appels du représentant de l'intimée donnait l'apparence d'une prévention et faisait redouter une activité partiale, ce terme dénotant une forme d'inimitié à l'égard de ce conseil. Cette impression était encore renforcée par l'utilisation par l'expert dans ce courrier de signes de ponctuation pour le terme "suggérer", d'un point d'interrogation placé entre deux parenthèses, ainsi que de l'expression "il n'y a pas le feu au lac".
B.b. Par arrêt du 23 juillet 2024, notifié le 5 novembre suivant, la Chambre des recours civile du Tribunal cantonal du canton de Vaud a rejeté le recours de la défenderesse. Ses motifs seront évoqués dans les considérants en droit du présent arrêt, dans la mesure utile à la discussion des griefs dont il est la cible.
C.
La défenderesse forme un recours en matière civile au Tribunal fédéral. Elle conclut à l'annulation de cette décision et subsidiairement à ce que la requête de récusation soit rejetée, l'expert invité à terminer son rapport d'expertise dans les meilleurs délais.
Le 22 janvier 2025, elle a déposé une requête d'effet suspensif qui faisait suite à une décision refusant l'effet suspensif rendue par la Chambre patrimoniale cantonale le 14 janvier précédent. Cette requête était fondée sur le souci d'éviter des frais et des démarches que l'admission de son recours rendrait inutiles et sur l'inquiétude de laisser les choses aller leur cours, ce qui préjugerait du sort du recours.
Le 27 janvier 2025, l'intimée s'est exprimée sur cette requête, en concluant à son rejet.
L'expert s'est également déterminé, par pli du 12 février 2025, pour protester de sa conscience, sa responsabilité et son éthique professionnelles.
Aucun échange d'écritures n'a été ordonné sur le fond.
Considérant en droit :
1.
En tant qu'il statue sur une demande de récusation de l'expert, l'arrêt attaqué, qui est une décision incidente, peut faire l'objet d'un recours immédiat au Tribunal fédéral (art. 92 al. 1 LTF; cf. ATF 138 V 271 consid. 2.2.1; arrêts 4A_578/2020 du 25 janvier 2021 consid. 2.3; 4A_352/2017 du 31 janvier 2018 consid. 1; 5A_819/2009 du 28 juillet 2010 consid. 1.3 en lien avec l'arrêt 5A_435/2010 du 28 juillet 2010 consid. 1.2). Le recours portant sur la personne de l'expert désigné est recevable indépendamment de l'exigence d'un préjudice irréparable, dès lors qu'il s'agit sur ce point d'un recours contre une décision incidente portant sur la récusation, au sens de l'art. 92 LTF (sur le principe selon lequel l'art. 92 LTF s'applique aussi à la décision portant sur la récusation d'un expert, cf. ATF 138 V 271 consid. 2.2.1; arrêts 4A_155/2021 du 30 septembre 2021 consid. 4.5; 5A_1019/2020 du 30 juin 2021 consid. 1.1).
La voie de droit contre une décision incidente suit celle ouverte contre la décision sur le fond. En l'espèce, la décision à rendre au fond est susceptible de recours en matière civile (art. 72 LTF). La voie du recours en matière civile est donc également ouverte contre l'arrêt querellé.
2.
2.1. Le Tribunal fédéral statue sur la base des faits établis par l'autorité précédente (art. 105 al. 1 LTF). Relèvent de ces faits tant les constatations relatives aux circonstances touchant l'objet du litige que celles concernant le déroulement de la procédure conduite devant l'instance précédente et en première instance, c'est-à-dire les constatations ayant trait aux faits procéduraux (ATF 140 III 16 consid. 1.3.1). Le Tribunal fédéral ne peut rectifier ou compléter les constatations de l'autorité précédente que si elles sont manifestement inexactes ou découlent d'une violation du droit au sens de l'art. 95 LTF (art. 105 al. 2 LTF). "Manifestement inexactes" signifie ici "arbitraires" (ATF 140 III 115 consid. 2; 135 III 397 consid. 1.5). Encore faut-il que la correction du vice soit susceptible d'influer sur le sort de la cause (art. 97 al. 1 LTF).
La critique de l'état de fait retenu est soumise au principe strict de l'allégation énoncé par l'art. 106 al. 2 LTF (ATF 140 III 264 consid. 2.3). La partie qui entend attaquer les faits constatés par l'autorité précédente doit expliquer clairement et de manière circonstanciée en quoi ces conditions seraient réalisées (ATF 140 III 16 consid. 1.3.1). Si elle souhaite obtenir un complètement de l'état de fait, elle doit aussi démontrer, par des renvois précis aux pièces du dossier, qu'elle a présenté aux autorités précédentes, en conformité avec les règles de la procédure, les faits juridiquement pertinents à cet égard et les moyens de preuve adéquats (ATF 140 III 86 consid. 2). Si la critique ne satisfait pas à ces exigences, les allégations relatives à un état de fait qui s'écarterait de celui de la décision attaquée ne pourront pas être prises en considération (ATF 140 III 16 consid. 1.3.1)
2.2. Le recours peut être formé pour violation du droit fédéral (art. 95 let. a LTF). Le Tribunal fédéral applique le droit d'office (art. 106 al. 1 LTF). Eu égard, toutefois, à l'exigence de motivation qu'impose l'art. 42 al. 2 LTF, sous peine d'irrecevabilité (art. 108 al. 1 let. b LTF), il n'examine d'ordinaire que les griefs invoqués, sauf en cas d'erreurs juridiques manifestes (ATF 140 III 115 consid. 2).
3.
3.1. Selon l'art. 183 al. 2 CPC, les motifs de récusation des magistrats et des fonctionnaires judiciaires sont applicables aux experts désignés par le tribunal. Un expert est récusable dans les cas énoncés à l'art. 47 al. 1 CPC, auquel renvoie l'art. 183 al. 2 CPC (arrêts 5A_313/2022 du 15 août 2022 consid. 4.1; 4A_155/2021 précité consid. 5.2, non publié in ATF 147 III 582).
Selon la jurisprudence, cette disposition-ci doit être appliquée dans le respect des principes de la garantie d'un tribunal indépendant et impartial instituée par les art. 6 par. 1 CEDH et 30 al. 1 Cst. (ATF 140 III 221 consid. 4.2; 139 III 433 consid. 2.2), respectivement ici - s'agissant d'un expert judiciaire - l'art. 29 al. 1 Cst. (cf. ATF 125 II 541 consid. 4a; arrêt 4A_352/2017 précité consid. 4.1). L'art. 29 al. 1 Cst. prévoit que toute personne a droit, dans une procédure judiciaire ou administrative, à ce que sa cause soit traitée équitablement et jugée dans un délai raisonnable. S'agissant de l'impartialité et de l'indépendance requises d'un expert, cette disposition assure une protection équivalente à celle de l'art. 30 al. 1 Cst. (ATF 127 I 196 consid. 2b; arrêts 4A_352/2017 précité consid. 4.1; 5A_981/2015 du 12 avril 2016 consid. 3.2.1), qui en la matière a la même portée que l'art. 6 par. 1 CEDH (ATF 129 V 196 consid. 4.1; 128 V 82 consid. 2a; 127 I 196 consid. 2b).
Cette garantie permet au plaideur d'exiger la récusation d'un juge - respectivement d'un expert judiciaire - dont la situation ou le comportement est de nature à faire naître un doute sur son impartialité; elle tend notamment à éviter que des circonstances extérieures à la cause ne puissent influencer le jugement en faveur ou au détriment d'une partie. Elle n'impose pas la récusation seulement lorsqu'une prévention effective est établie, car une disposition interne de sa part ne peut guère être prouvée; il suffit que les circonstances donnent l'apparence de la prévention et fassent redouter une activité partiale. Seules des circonstances constatées objectivement doivent être prises en considération; les impressions purement individuelles d'une des parties au procès ne sont pas décisives (ATF 116 Ia 135 consid. 2; cf. ég. ATF 144 I 159 consid. 4.3; 142 III 732 consid. 4.2.2; 142 III 521 consid. 3.1.1; 140 III 221 consid. 4.1; 140 I 240 consid. 2.2; 138 I 1 consid. 2.2).
Aux termes de l'art. 49 al. 1 CPC, la partie qui entend obtenir la récusation d'un magistrat ou d'un fonctionnaire judiciaire la demande au tribunal aussitôt qu'elle a eu connaissance du motif de récusation. À défaut, elle est déchue du droit de s'en prévaloir ultérieurement (ATF 139 III 120 consid. 3.2.1; 136 I 207 consid. 3.4; 134 I 20 consid. 4.3.1).
3.2. Dans le cas d'espèce, la cour cantonale a considéré que les contacts unilatéraux tenus entre l'expert et la recourante avaient créé une apparence de partialité, même si - dans l'hypothèse avancée par la recourante - il s'agissait uniquement de questions organisationnelles, c'est-à-dire de relevés de données techniques.
N'en déplaise à la recourante, une convocation ultérieure de toutes les parties par l'expert n'était pas apte à y remédier. Il importait peu que l'expert ait soutenu être impartial, dès lors que la récusation ne s'imposait pas seulement s'il y avait prévention effective, mais également lorsque les circonstances donnaient l'apparence de la prévention et faisaient redouter une activité partiale, ce qui était le cas puisque la manière dont l'expert s'était déterminé sur la requête de récusation (cf. supra let. Ba) donnait clairement l'apparence d'une forme d'inimitié envers le conseil de l'intimée.
La recourante estime que la cour cantonale a basculé dans l'arbitraire. Elle soutient que l'expert s'est contenté de " dénonc [ er] une situation d'ingérence du mandataire professionnel d'une des parties à la procédure ". Loin de prêter flanc à la critique, il aurait confirmé son impartialité et sa volonté de terminer la rédaction de son rapport dès la fin de sa convalescence en conviant les parties sur place à une visite de la villa. Quant à la séance à laquelle l'expert, la sous-experte et elle-même avaient participé, en l'absence de l'intimée, elle aurait eu pour seul but la prise de mesures et n'aurait pas été déterminante pour le résultat de l'expertise. Il n'y aurait eu aucune volonté de privilégier l'une ou l'autre des parties à la procédure; l'expert aurait signalé qu'une séance en présence de toutes les parties devait encore intervenir. Elle ajoute que le terrain naturel aurait été modifié "entre le début et la fin du chantier si bien qu'un autre sous-expert éprouverait des difficultés à effectuer les mensurations nécessaires à l'établissement du rapport". Finalement, le juge aurait, à son sens, dû s'en tenir à une mesure moins incisive, c'est-à-dire ordonner à l'expert de tenir une nouvelle séance en présence de toutes les parties.
Ces griefs sont loin de faire mouche; bien au contraire. Comme la recourante l'a cerné, c'est l'apparence de prévention qui pose problème dans le cas présent. Il importe dès lors peu que l'expert clame être indépendant et impartial. Seule compte l'impression qu'impriment tant ses contacts avec une seule des parties que sa détermination du 19 février 2024. Or, ces éléments éveillent clairement le sentiment d'un parti pris, voire une inimitié de l'expert vis-à-vis de l'intimée (ou de son conseil). La recourante a beau s'en défendre; son modus procedendi laisse entendre (à tout le moins peut-on le percevoir ainsi) que certaines opérations devaient être effectuées aussi vite que possible (la prise de mesures hors la présence de l'intimée), alors que d'autres devaient l'être aussi lentement que nécessaire (la prise de contact avec l'intimée). On ne saurait la suivre lorsqu'elle se pose en gardien des règles de procédure. Quant à l'argument tiré de l'intérêt à maintenir l'expert judiciaire dans sa fonction, vu la configuration du terrain qui n'autoriserait plus la prise de mesures, il ne saurait sérieusement en être question. Pour finir, les juges cantonaux n'ont violé aucun principe, en estimant qu'une séance en présence de toutes les parties n'aurait en rien remédié à cette situation.
Les griefs de la recourante sont dès lors dépourvus de fondement.
4.
Partant, le recours doit être rejeté. Compte tenu de cette issue, il n'est pas nécessaire de se prononcer sur la requête d'effet suspensif.
La recourante, qui succombe, prendra à sa charge les frais de la procédure fédérale (art. 66 al. 1 LTF). Elle devra des dépens à l'intimée pour sa détermination sur la requête d'effet suspensif.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est rejeté.
2.
Les frais judiciaires, fixés à 2'000 fr., sont mis à la charge de la recourante.
3.
La recourante versera à l'intimée une indemnité de 500 fr. à titre de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué aux parties, à C.________ et au Tribunal cantonal du canton de Vaud, Chambre des recours civile.
Lausanne, le 10 mars 2025
Au nom de la Ire Cour de droit civil
du Tribunal fédéral suisse
Le Président : Hurni
La Greffière : Fournier