art. 93 al. 1 litt. a LTF ; art. 2 litt. a et 2 litt. b, art. 3, ainsi que art. 55 al. 1 litt. a et b, art. 55 al. 4 et art. 59 litt. d LPM ; art. 2 et 3 LCD ; art. 9 Cst

Mesures provisionnelles ; perte de parts de marché ; préjudice irrépa-rable ; qualité pour agir du preneur de licence exclusif ; caractère techniquement nécessaire d’une forme enregistrée comme marque ; absence d’imposition par l’usage ; expertise sommaire ; principe du numerus clausus des droits de propriété intellectuelle.

La Ière Cour civile du Tribunal fédéral est saisie d’un recours contre une décision sur mesures provisoires rendue par le Juge délégué du Tribunal cantonal vaudois dans une cause opposant les sociétés Nestlé SA (ci-après : Nestlé) et Nestlé Nespresso SA (ci-après : Nespresso) à celles Ethical Coffee Compagnie SA et Ethical Coffee Companie (Swiss) SA (ci-après : ECC) et à Media Markt qui ont commercialisé dès septembre 2011 des capsules de café concurrentes de celles de Nespresso et compa-tibles avec les machines du même nom. Les sociétés ECC ont interjeté un recours en matière civile au Tribunal fédéral pour arbitraire et violation du droit d’être entendu contre l’ordonnance du 11 novembre 2011 leur faisant interdiction en particulier d’offrir, de commercialiser, de distribuer des capsules de café dont la forme corres-pond à celle de la marque enregistrée par Nestlé. Une décision sur mesures provi-sionnelles est une décision incidente susceptible d’un recours au Tribunal fédéral uniquement si elle peut causer un préjudice irréparable au sens de l’art. 93 al. 1 litt. a LTF (c. 1.1). Ce préjudice doit être de nature juridique et non de fait ou purement économique.

Il doit en outre être irréparable, soit non susceptible d’être supprimé par une décision finale ultérieure (c. 1.2). Dans le cas d’espèce, comme les recou-rantes ne sont pas encore solidement implantées sur le marché et comme les mesures attaquées les empêchent de lancer leurs produits, le dommage qu’elles risquent de subir ne se limite pas à un seul préjudice financier (perte de certaines affaires déterminées) mais consiste en une entrave générale à leur développement économique par rapport à Nestlé et Nespresso avec lesquelles elles se trouvent en concurrence. Le dommage correspond ainsi à une perte de parts de marché qui n’est pas « indemnisable » ou réparable par l’octroi de dommages et intérêts, faute de pouvoir établir quel aurait été le développement économique auquel une partie aurait pu prétendre si elle avait pu lancer son produit sur le marché sans en être empêchée par les mesures provisoires ordonnées. A défaut de pouvoir établir leur dommage, il ne sera pas possible aux sociétés ECC d’en obtenir réparation (c. 1.3.1). Sauf stipulation contraire expresse du contrat de licence (art. 55 al. 4 LPM), le titulaire d’une marque enregistrée, comme aussi le preneur de licence exclusif peuvent agir tant en prévention ou en cessation du trouble (au sens de l’art. 55 al. 1 litt. a et b LPM), que requérir des mesures provisionnelles, notamment pour assurer à titre provisoire la prévention ou la cessation du trouble (art. 59 litt. d LPM) (c. 2.2). Dans leur opposition aux mesures provisionnelles, les sociétés ECC ont fait valoir le caractère techniquement nécessaire de la forme des capsules Nespresso.

Le fait que l’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle ait procédé à l’enregistrement de ces capsules comme marques de forme avec la mention qu’il s’agirait d’une marque imposée, ne dispense pas le Juge d’examiner la validité de la marque ainsi obtenue. L’imposition par l’usage ne permet de valider une marque que si le signe considéré appartenait au domaine public au sens de l’art. 2 litt. a LPM, mais pas s’il constituait une forme techniquement nécessaire ou la nature même du produit, selon l’art. 2 litt. b LPM (c. 2.3). Si une forme est techniquement nécessaire, sa protection est absolument exclue par l’art. 2 litt. b LPM sans qu’une imposition par l’usage n’entre en ligne de compte. A la différence des autres signes appartenant au domaine public, une utilisation même prolongée et exclusive d’une forme constituant la nature même du produit ou techniquement nécessaire ne permet donc pas d’en obtenir la protection (c. 2.3). Une invention (le brevet européen déposé par Nestlé sur les capsules Nespresso a expiré le 4 mai 2012) tombée dans le domaine public à l’échéance de la durée de protection du droit des brevets ne saurait être monopolisée une seconde fois par son enregistrement comme marque de forme renouvelable indéfiniment. En l’absence de formes alternatives permettant la même utilisation, ou si une autre forme présente des inconvénients empêchant une concurrence efficace, la protection doit être refusée. Il ne s’agit pas uniquement de savoir s’il est possible de produire une capsule différente qui soit utilisable de la même manière (donc dans les mêmes machines) et avec la même efficacité. Pour qu’elle constitue une forme alternative, il faut encore qu’elle n’entre pas dans le champ de protection de la capsule Nespresso.

Il faut donc déterminer si la ou les forme(s) de ces capsules compatibles se distingue(nt) suffisamment dans l’esprit du public acheteur de celle(s) de la capsule Nespresso pour éviter d’entrer dans sa sphère de protection au sens de l’art. 3 LPM (c. 2.3). Si la forme d’une capsule est techniquement nécessaire, les art. 2 et 3 LCD ne permettent pas d’interdire à un concurrent son utilisation, puisque toute concurrence deviendrait alors impossible et puisque la LCD ne saurait avoir pour effet d’accorder au produit litigieux une protection que la LPM lui refuse (c. 2.3). S’agissant d’une question technique controversée et décisive, le Juge cantonal aurait dû demander une expertise sommaire à un technicien indépendant qui permette d’élucider, au moins sous l’angle de la vraisemblance, la question de savoir si la forme des capsules Nespresso est ou non techniquement nécessaire. La décision du Juge, qui a préféré trancher sans procéder à l’administration de cette preuve et sans disposer d’aucun élément de preuve sérieux, est entachée d’arbitraire (art. 9 Cst) et doit être annulée (c. 2.4).