9C_505/2023 26.06.2024
Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
9C_505/2023
Arrêt du 26 juin 2024
IIIe Cour de droit public
Composition
MM. et Mme les Juges fédéraux Parrino, Président,
Stadelmann et Moser-Szeless.
Greffier : M. Berthoud.
Participants à la procédure
Office de l'assurance-invalidité du canton de Genève,
rue des Gares 12, 1201 Genève,
recourant,
contre
A.A.________,
représentée par Me Hervé Crausaz, avocat,
intimée.
Objet
Assurance-invalidité,
recours contre l'arrêt de la Cour de justice de la République et canton de Genève du 21 juin 2023 (A/3352/2022 ATAS/477/2023).
Faits :
A.
A.a. A.A.________, née en 1981, mariée et mère de six enfants, est ménagère à plein temps. Le 23 août 2012, elle a déposé une demande de prestations de l'assurance-invalidité. L'Office de l'assurance-invalidité du canton de Genève (ci-après: l'office AI) a recueilli, notamment, l'avis du docteur C.________, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie (rapport d'expertise du 21 juin 2013), ainsi qu'un rapport d'enquête ménagère du 31 mars 2014. L'administration a fixé le taux d'incapacité de l'assurée pour accomplir les travaux habituels dans le ménage à 61 % en se fondant sur le rapport d'enquête du 31 mars 2014. Tenant compte d'une exigibilité de 20 % de la part de l'époux de l'assurée retenue dans l'enquête, l'office AI lui a alloué un quart de rente d'invalidité fondée sur un taux d'invalidité de 41 % (méthode spécifique), par décision du 16 octobre 2014.
Par arrêt du 28 janvier 2016, la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances sociales, a réformé la décision du 16 octobre 2014 et reconnu le droit de A.A.________ à une demi-rente d'invalidité à partir du 1er février 2013. L'autorité judiciaire a écarté les conclusions de l'enquête ménagère du 31 mars 2014 et s'est fondée sur l'avis du docteur C.________. Ce dernier avait fixé la capacité de travail globale de l'assurée comme ménagère à 50 % dans son rapport du 21 juin 2013, en précisant qu'il avait tenu compte non seulement de sa propre évaluation médicale mais aussi de l'aide exigible de la famille de l'assurée. Par ailleurs, la juridiction cantonale a reconnu le droit de l'assurée à une allocation pour impotent de degré faible dès le 23 août 2011.
A.b. Le 15 avril 2016, A.A.________ a demandé à l'office AI d'augmenter sa rente d'invalidité en raison d'une affection médicale consécutive à la naissance de son sixième enfant. Dans un rapport d'expertise du 11 novembre 2021, la doctoresse D.________, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, a posé les diagnostics (ayant une répercussion sur la capacité de travail) d'anxiété généralisée depuis 2008, de trouble panique depuis 2002, d'agoraphobie avec trouble panique depuis 2015, et de trouble de personnalité évitante, avec traits histrioniques depuis le début de l'âge adulte. Elle a attesté une nette aggravation de l'état de santé depuis mars-avril 2015, de sorte que la capacité de travail de 50 % qui avait été retenue en 2013 pour les tâches ménagères était réduite à 20 % depuis 2015. L'experte a précisé que l'époux était en charge de la quasi-totalité des tâches ménagères, de l'éducation des enfants (dont quatre étaient en bas âge), en sus de son travail et du soutien à ses propres parents depuis 2014-2015, si bien qu'il ne semblait pas admissible d'exiger de sa part une aide supérieure à celle qu'il apportait à l'assurée depuis 2015. L'office AI a mis en oeuvre une enquête ménagère qui a été réalisée le 13 juin 2022; l'enquêtrice a retenu un total d'empêchements de 80 % et une exigibilité de 30 % de la part de l'époux, de sorte que le total d'empêchements pondéré avec exigibilité a été fixé à 50 %.
Se fondant sur cette enquête, l'office AI a tenu compte d'une aggravation de l'état de santé depuis avril 2015. Dans son projet de décision du 29 juin 2022, il a fixé les empêchements pondérés sans exigibilité à 80 % et l'exigibilité de l'époux à 30 %, l'empêchement pondéré avec exigibilité s'élevant ainsi à 50 %. Comme le degré d'invalidité de 50 % donnait droit à une demi-rente d'invalidité que l'assurée percevait déjà, l'office AI a refusé d'augmenter la rente par décision du 9 septembre 2022.
B.
A.A.________ a déféré cette décision à la Cour de justice. Par arrêt du 21 juin 2023, celle-ci a admis partiellement le recours, annulé la décision du 9 septembre 2022 et dit que l'assurée a droit à trois quarts de rente d'invalidité dès le 1er avril 2016, soit le premier jour du mois au cours duquel elle avait demandé la révision de sa rente. En bref, elle a réduit de 30 % à 20 % l'exigibilité de l'époux, si bien que le taux global des empêchements a été porté à 60 % depuis mars-avril 2015, au lieu de 50 % comme l'avait retenu l'office AI.
C.
L'office AI interjette un recours en matière de droit public contre cet arrêt dont il demande l'annulation en concluant à la confirmation de sa décision du 9 septembre 2022.
L'intimée conclut au rejet du recours. L'Office fédéral des assurances sociales a renoncé à se déterminer.
Considérant en droit :
1.
1.1. Le recours en matière de droit public peut être formé pour violation du droit, tel qu'il est délimité par les art. 95 et 96 LTF. Le Tribunal fédéral applique le droit d'office (art. 106 al. 1 LTF), n'étant limité ni par les arguments de la partie recourante, ni par la motivation de l'autorité précédente. Le Tribunal fédéral n'examine en principe que les griefs invoqués, compte tenu de l'exigence de motivation prévue à l'art. 42 al. 2 LTF, et ne peut aller au-delà des conclusions des parties (art. 107 al. 1 LTF). Il fonde son raisonnement sur les faits retenus par l'autorité précédente (art. 105 al. 1 LTF) sauf s'ils ont été établis de façon manifestement inexacte ou en violation du droit au sens de l'art. 95 LTF (art. 105 al. 2 LTF). La partie recourante qui entend s'écarter des faits constatés doit expliquer de manière circonstanciée en quoi les conditions de l'art. 105 al. 2 LTF sont réalisées, sinon un état de fait divergent ne peut être pris en considération (art. 97 al. 1 LTF).
1.2. Les constatations de l'autorité cantonale de recours sur l'atteinte à la santé, la capacité de travail de la personne assurée et l'exigibilité - pour autant qu'elles ne soient pas fondées sur l'expérience générale de la vie - relèvent d'une question de fait et ne peuvent donc être contrôlées par le Tribunal fédéral que sous un angle restreint (ATF 132 V 393 consid. 3.2). Il en va de même de la constatation d'un empêchement pour les différents postes constituant l'activité ménagère (arrêt 9C_657/2021 du 22 novembre 2022 consid. 2 et la référence). On rappellera, en particulier, qu'il n'y a pas arbitraire du seul fait qu'une solution autre que celle de l'autorité cantonale semble concevable, voire préférable (ATF 141 I 70 consid. 2.2; 140 I 201 consid. 6.1). Pour qu'une décision soit annulée pour cause d'arbitraire, il ne suffit pas que sa motivation soit insoutenable; il faut encore que cette décision soit arbitraire dans son résultat (ATF 141 I 49 consid. 3.4).
2.
2.1. Compte tenu des motifs et conclusions du recours, le litige porte sur l'augmentation, à partir du 1er avril 2016, de la rente d'invalidité dont bénéficie l'intimée depuis le 1er février 2013, dans le cadre d'une révision du droit à cette prestation. Dans ce contexte, le taux d'incapacité de travail de l'intimée dans les travaux ménagers (80 %) n'est pas sujet à discussion. En revanche, pour l'établissement du taux global des empêchements de l'intimée dans la tenue du ménage en application de la méthode de comparaison des activités (art. 28a al. 2 LAI), est uniquement contestée la part exigible de l'époux dans l'accomplissement des activités ménagères. Il s'agit-là d'une question de fait (consid. 1.2 supra).
2.2. Le 1er janvier 2022, la révision de la loi fédérale sur l'assurance-invalidité (LAI; RS 831.20) de même que celle de la loi fédérale sur la partie générale des assurances sociales (LPGA; RS 830.1), ainsi que les ordonnances d'application sont entrées en vigueur (Développement continu de l'AI; modification du 19 juin 2020, RO 2021 705; FF 2017 2535).
Conformément aux principes généraux en matière de droit intertemporel, les règles de droit déterminantes en cas de modification du droit sont celles qui étaient en vigueur lors de la réalisation de l'état de fait qui doit être apprécié juridiquement et qui a des conséquences juridiques (ATF 149 II 320 consid. 3; 148 V 174 consid. 4.1 et les références). En application de ce principe général du droit intertemporel, lorsqu'un état de fait durable s'est produit en partie avant et en partie après l'entrée en vigueur de la nouvelle législation, le droit à une rente d'invalidité doit être examiné pour la première période selon les dispositions de l'ancien droit et pour la deuxième période selon les nouvelles règles. Les réglementations transitoires particulières sont réservées (cf. arrêt 8C_435/2023 du 27 mai 2024 consid. 4 destiné à la publication).
2.3. L'arrêt attaqué expose de manière complète les dispositions légales relatives à la révision d'une rente d'invalidité (art. 17 al. 1 LPGA; art. 88bis RAI) dans leur teneur en vigueur jusqu'au 31 décembre 2021; il suffit d'y renvoyer. S'agissant de la période postérieure, la teneur de l'art. 28a al. 2 RAI a certes été modifiée au 1er janvier 2022; toutefois, il s'agit d'une modification sans conséquence en l'espèce pour l'évaluation de l'invalidité selon la méthode spécifique, de sorte qu'il n'est pas nécessaire d'examiner l'invalidité à partir de cette date.
2.4. Pour le surplus, les premiers juges ont exposé les règles relatives à la prise en compte de l'exigibilité de l'aide des proches dans l'accomplissement des tâches ménagères, en liaison avec le principe de l'obligation de l'assuré de réduire le dommage (art. 7 al. 1 LAI; ATF 141 V 642 consid. 4.3.2; 133 V 504 consid. 4.2 et les arrêts cités). En résumé, dans le cadre de l'évaluation de l'obligation de réduire le dommage, il faut examiner comment se comporterait une cellule familiale raisonnable, soumise à la même réalité sociale, si elle ne pouvait pas s'attendre à recevoir des prestations d'assurance. La personne assurée doit par conséquent se laisser opposer le fait que des tiers sont censés remplir les devoirs qui leur incombent en vertu du droit de la famille (arrêt 9C_248/2022 du 25 avril 2023 consid. 5.3.2 et les références, in SVR 2023 IV n° 46 p. 156).
Pour fixer l'exigibilité de la participation des proches aux travaux ménagers, l'enquête à domicile est un moyen probant. Le juge n'intervient pas dans l'appréciation de l'auteur de l'enquête ménagère à moins qu'il existe des erreurs d'estimation que l'on peut clairement constater ou des indices laissant apparaître une inexactitude dans les résultats de l'enquête (cf. arrêt 9C_784/2013 du 5 mars 2014 consid. 3.3 et les références).
3.
Les premiers juges ont reconnu une pleine valeur probante au rapport d'expertise de la doctoresse D.________ du 11 novembre 2021. Ils ont admis que l'évaluation de l'experte n'entrait pas en contradiction avec le rapport d'enquête ménagère du 13 juin 2022 qui prenait également en compte des empêchements de 80 % pour l'intimée, sans exigibilité de la part de l'époux, sur la base de l'expertise médicale. Pour justifier la réduction de l'exigibilité de l'époux de 30 % à 20 %, s'écartant ainsi de l'évaluation de l'office recourant, l'autorité précédente a admis que le taux retenu précédemment depuis 2015 n'avait pas changé; il correspondait à celui de l'enquête économique sur le ménage réalisée le 31 mars 2014 et n'avait pas fait l'objet d'une évaluation médicale. Elle a ajouté qu'à cette époque, ce taux de 20 % tenait compte de l'activité indépendante de l'époux qui avait en outre des charges familiales lourdes; il était plus favorable à l'intimée que celui fixé dans l'enquête du 13 juin 2022 et était inférieur à celui généralement retenu pour l'aide d'un époux valide.
4.
4.1. Le recourant reproche à l'autorité précédente d'avoir constaté les faits et apprécié les preuves de manière arbitraire lorsqu'elle a évalué le taux d'invalidité dans la sphère ménagère de l'intimée en tenant compte de l'exigibilité de l'aide apportée par son époux dans l'accomplissement des travaux habituels à hauteur de 20 %, au lieu de 30 % comme il l'avait fait. Il soutient que les premiers juges se sont fondés arbitrairement sur le rapport d'enquête économique sur le ménage réalisée en 2014, car ce document était dépourvu de valeur probante à teneur de l'arrêt du 26 janvier 2016. Il ajoute qu'il n'appartient pas à un expert psychiatre de se déterminer sur l'exigibilité des membres de la famille, mais bien à l'enquêtrice. Or celle-ci l'a fixée à 30 % dans son rapport d'enquête ménagère du 13 juin 2022, lequel a force probante. Le recourant justifie ce taux de 30 % en regard de la modification de la situation familiale, des tâches accomplies par l'époux, ainsi que de l'octroi d'une contribution d'assistance depuis le 1er décembre 2014.
4.2. L'intimée soutient que le recourant n'explique pas en quoi la motivation de l'autorité précédente ainsi que le résultat auquel elle est parvenue seraient arbitraires. Elle relève que la doctoresse D.________ a clairement indiqué que le taux d'exigibilité de 20 % (80 % d'empêchements) n'avait pas évolué depuis 2015. Quant à l'enquête ménagère de 2022, elle serait dépourvue de valeur probante. S'agissant de l'environnement familial, l'intimée fait valoir qu'il y a dans le ménage davantage d'enfants à charge qu'en 2014 et que son état de santé s'est aggravé, de sorte que ces facteurs diminuent la disponibilité de l'époux.
5.
5.1. En ce qui concerne l'étendue de l'aide exigible de la part de l'époux de l'intimée et son évolution depuis l'année 2014, l'instance précédente a simplement repris le taux d'exigibilité qui avait été fixé dans l'enquête ménagère du 31 mars 2014, soit 20 %, considérant que ce taux "déjà retenu précédemment" n'avait pas changé. Ce faisant, l'autorité judiciaire a tranché le litige en se fondant sur une enquête qu'elle avait pourtant écartée au profit d'une appréciation médicale dans son précédent arrêt du 28 janvier 2016. De plus, à cette époque, le docteur C.________ et la Cour de justice n'avaient pas chiffré séparément ces deux facteurs, la capacité de travail et l'exigibilité de l'aide de la famille ayant fait l'objet d'une appréciation globale, non différenciée. L'expert avait seulement indiqué qu'il était difficile, dans une constellation familiale, de savoir comment les charges étaient réparties (cf. lettre du 12 novembre 2015).
Quant aux déclarations de l'époux de l'assurée, B.A.________, devant l'autorité précédente (cf. procès-verbal d'enquêtes du 10 mai 2023), elles ne permettent pas d'admettre que l'enquête ménagère du 13 juin 2022 résulterait d'une erreur d'estimation de l'enquêtrice ou d'inexactitudes dans les résultats de l'enquête. En effet, l'époux de l'intimée a indiqué qu'il était entièrement d'accord avec la description d'une journée-type figurant dans le rapport d'expertise de la doctoresse D.________ du 11 novembre 2021 (pages 13 à 15, et 30), c'est-à-dire qu'il assumait globalement la quasi-totalité des tâches ménagères de la famille et l'éducation des enfants, son épouse l'aidant quand il le lui demandait et qu'elle s'en sentait capable. Si la doctoresse D.________ s'est exprimée sur les empêchements de l'intimée, elle n'a pas quantifié l'exigibilité de l'aide apportée par l'époux au ménage, mentionnant seulement qu'il ne lui semblait pas admissible d'exiger davantage de sa part que ce qu'il accomplissait depuis 2015.
Pour le surplus, l'existence d'une contribution d'assistance (en lien avec l'allocation pour impotent dont bénéficie l'intimée) n'a pas d'incidence pour fixer l'exigibilité de l'aide apportée par l'époux, de sorte qu'il n'en sera pas tenu compte.
5.2. En l'absence d'éléments concrets permettant de nier la valeur probante de l'enquête à domicile ou de s'écarter de l'appréciation de l'enquêtrice pour fixer l'exigibilité de la participation des proches aux travaux ménagers, à l'instar d'une erreur d'estimation ou d'indices clairs qui auraient laissé apparaître une inexactitude dans les résultats de l'enquête (cf. arrêt 9C_784/2013 précité consid. 3.3 et les références), les premiers juges ont déterminé arbitrairement le taux d'exigibilité de l'aide de l'époux en s'écartant de celui qui avait été fixé dans le rapport d'enquête du 13 juin 2022.
Cela justifie d'annuler l'arrêt attaqué et de confirmer la décision administrative.
6.
L'intimée, qui succombe, supportera les frais de la procédure fédérale (art. 66 al. 1 LTF).
Le dossier sera renvoyé à la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances sociales, pour nouvelle décision sur les frais de la procédure cantonale (art. 69 al. 1bis LAI; art. 68 al. 5 LTF).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est admis. L'arrêt de la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances sociales, du 21 juin 2023 est annulé. La décision de l'Office de l'assurance-invalidité du canton de Genève du 9 septembre 2022 est confirmée.
2.
Les frais judiciaires, arrêtés à 800 fr., sont mis à la charge de l'intimée.
3.
Le dossier est renvoyé à la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances sociales, pour nouvelle décision sur les frais de la procédure cantonale.
4.
Le présent arrêt est communiqué aux parties, à la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances sociales, et à l'Office fédéral des assurances sociales.
Lucerne, le 26 juin 2024
Au nom de la IIIe Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le Président : Parrino
Le Greffier : Berthoud