9C_761/2023 06.09.2024
Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
9C_761/2023
Arrêt du 6 septembre 2024
IIIe Cour de droit public
Composition
MM. et Mme les Juges fédéraux
Stadelmann, Juge présidant,
Moser-Szeless et Beusch.
Greffier : M. Cretton.
Participants à la procédure
Caisse interprofessionnelle AVS de la Fédération des Entreprises Romandes (FER CIAB 106.5),
Chemin de la Perche 2, 2900 Porrentruy,
recourante,
contre
A.________,
représenté par M e Marino Montini, avocat,
intimé,
B.________,
Objet
Assurance-vieillesse et survivants
(responsabilité de l'employeur),
recours contre l'arrêt du Tribunal cantonal de la République et canton du Jura du 2 novembre 2023 (52LAVS 134 / 2022 + eff. susp. 135 / 2022).
Faits :
A.
En tant qu'employeur, C.________ SA (ci-après: la société) était affiliée à la Caisse interprofessionnelle AVS de la Fédération des Entreprises Romandes (FER CIAB 106.5; ci-après: la caisse) pour le paiement des cotisations sociales de ses employés. A.________ en a été l'actionnaire unique depuis son inscription au registre du commerce le 2 juillet 2013 (après la reprise d'une société dont la raison sociale et le but ont été modifiés). Il y a travaillé comme agent commercial depuis le 1er mars 2014 et en est devenu le directeur avec signature individuelle le 21 mars 2017. B.________ en a été l'administrateur unique avec signature individuelle du 19 avril 2010 au 21 juin 2019. D.________ en a été le directeur de fait en 2018 et 2019. E.________ en a été l'administrateur avec signature individuelle dès le 21 juin 2019. La société a été radiée du Registre du commerce par suite de faillite le 23 mars 2022.
Par décision du 13 septembre 2022, confirmée sur opposition le 8 novembre 2022, la caisse a exigé de A.________ qu'il lui verse 166'337 fr. 20 à titre de réparation du dommage subi pour le non-paiement d'un solde de cotisations sociales pour les années 2018 et 2019, ainsi que pour les frais administratifs et les intérêts y relatifs.
B.
A.________ a déféré la décision sur opposition à la Cour des assurances du Tribunal cantonal de la République et canton du Jura. B.________ a été appelé en cause.
Par arrêt du 2 novembre 2023, la juridiction cantonale a admis le recours et annulé la décision du 8 novembre 2022.
C.
La caisse forme un recours en matière de droit public contre cet arrêt. Elle en requiert l'annulation et conclut principalement à la confirmation de sa décision du 8 novembre 2022 ou, subsidiairement, au renvoi de la cause au tribunal cantonal pour éventuel complément d'instruction et nouvelle décision dans le sens des considérants.
A.________ conclut au rejet du recours. B.________ s'est déterminé mais n'a pris aucune conclusion. L'Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a conclu à l'admission du recours. A.________ s'est exprimé sur les réponses des différents intervenants.
Considérant en droit :
1.
Le recours en matière de droit public (au sens des art. 82 ss LTF) peut être formé pour violation du droit (circonscrit par les art. 95 et 96 LTF). Le Tribunal fédéral applique le droit d'office (art. 106 al. 1 LTF). Il n'est limité ni par l'argumentation de la partie recourante ni par la motivation de l'autorité précédente. Il statue sur la base des faits établis par cette dernière (art. 105 al. 1 LTF). Cependant, il peut rectifier les faits ou les compléter d'office s'ils ont été établis de façon manifestement inexacte ou en violation du droit au sens de l'art. 95 LTF (art. 105 al. 2 LTF). Le recourant ne peut critiquer les faits que s'ils ont été constatés de façon manifestement inexacte ou contraire au droit et si la correction d'un tel vice peut influer sur le sort de la cause (art. 97 al. 1 LTF).
2.
Le litige porte sur la responsabilité de l'intimé dans le préjudice subi par la caisse recourante en raison du non-paiement par la société d'un solde de cotisations sociales (ainsi que des frais et intérêts y afférents) d'un montant de 166'337 fr. 20 pour les années 2018/2019. Il s'agit plus particulièrement de déterminer si l'intimé en tant que directeur avec signature individuelle et actionnaire unique avait la qualité d'organe de fait de la société, soit avait effectivement exercé une influence sur la marche de la société et pouvait décider le paiement des cotisations sociales ou pas.
3.
L'arrêt attaqué expose les normes et la jurisprudence indispensables à la résolution du litige, notamment celles relatives à la responsabilité de l'employeur dans la perception des cotisations sociales (art. 14 et 52 LAVS; ATF 137 V 51 consid. 3.2 et les références), ainsi qu'à la notion d'organe - formel et matériel ou de fait - d'une personne morale (ATF 146 III 37 consid. 5 et 6; 132 III 523 consid. 4.5; 128 III 29 consid. 3c; 111 V 178 consid. 5a; arrêt 9C_68/2020 du 29 décembre 2020 consid. 5.2.1 et les références). Il suffit d'y renvoyer.
4.
Constatant que l'intimé n'avait pas la qualité d'organe formel, le tribunal cantonal s'est attaché à déterminer si, eu égard à la répartition des pouvoirs internes de la société, l'intimé, en tant que directeur, pouvait décider de payer les cotisations sociales. Il a constaté d'une manière générale que la reconnaissance de la responsabilité de l'intimé par la caisse recourante se fondait sur des éléments (le droit de signature individuelle, l'augmentation du salaire, la disposition d'un véhicule de fonction, la signature de la lettre qui révoquait le mandat d'administrateur de B.________ ainsi que l'existence d'un prêt actionnaire et d'un autre prêt ayant servi à acquérir un bien immobilier en Italie), dont l'appréciation était en tout point contestée par l'intimé.
La juridiction cantonale a en particulier relevé qu'aucune pièce (telle que des statuts ou un règlement d'organisation) ne décrivait le contenu effectif des pouvoirs internes conférés à l'intimé en sa qualité de directeur et que celles fournies faisaient seulement état de la fonction d'agent commercial. Elle a constaté par ailleurs que les pièces du dossier ne faisaient état d'aucune décision de l'intimé allant au-delà de la gestion courante de la société à l'exception du procès-verbal de l'assemblée extraordinaire du 31 mai 2019 et de la lettre du 3 juin 2019 mettant fin aux fonctions d'administrateur de B.________. Elle a cependant considéré que ces actes ne permettaient pas d'inférer une compétence particulière en matière de paiement de salaires ou de cotisations. Elle a en revanche retenu que D.________ assumait non seulement la gestion courante de la société depuis son engagement en 2017, mais également le paiement des salaires et des cotisations sociales puisqu'il avait résilié le contrat de l'intimé ou signé son certificat de travail et qu'il entretenait des contacts avec la caisse recourante (pour discuter des retards de paiements) et la banque (pour l'informer de la situation de la société). Elle a en outre considéré que les propos de B.________, utilisés par la caisse recourante pour retenir que l'intimé influençait concrètement la marche des affaires de la société, devaient être appréciés avec circonspection dès lors que les parties se rejetaient la responsabilité et que les déclarations du prénommé n'étaient étayées par aucune pièce concluante. Elle a encore considéré que l'augmentation du salaire de l'intimé de 4'500 fr. à 6'000 fr. n'avait rien de surprenant dans la mesure où elle était intervenue lors de la nomination de l'intimé en tant que directeur et où elle n'était pas "substantielle" pour une fonction qui n'impliquait au demeurant pas pour autant la maîtrise de la gestion des salaires. Elle a aussi jugé que, comme le prêt actionnaire existait déjà lors de l'acquisition de la société, on ne pouvait pas en tirer d'argument quant à l'existence de pouvoirs de gestion particuliers. Elle est parvenue à la même conclusion au regard des circonstances peu claires entourant l'obtention d'un prêt de 350'000 fr. (prêt consenti à la société dont le montant a été utilisé pour acquérir un appartement au nom de l'intimé en Italie), qui avait par ailleurs été accordé avant la période visée par la décision en réparation du dommage.
Les premiers juges ont en définitive considéré que les éléments avancés par la caisse recourante étaient insuffisants pour démontrer que l'intimé avait le pouvoir de décider le paiement des cotisations. Ils ont donc libéré ce dernier de toute responsabilité, étant donné le fardeau de la preuve en la matière, sans estimer nécessaire d'instruire la cause plus avant, ni de répondre aux griefs d'ordre formel.
5.
5.1. La caisse recourante conteste l'appréciation de la juridiction cantonale en se prévalant d'un établissement (manifestement) incomplet des faits. Elle fait valoir que la combinaison de la fonction dirigeante (directeur avec signature individuelle) et de la qualité de propriétaire (actionnaire unique) avait concrètement permis à l'intimé d'exercer une mainmise complète sur la société. Elle soutient que le contrat d'agent commercial, l'attestation internationale d'employeur et le certificat de travail faisaient probablement partie d'une fiction devant permettre à l'intimé de prétendre des prestations de chômage. Elle avance trois points qui, selon elle, démontrent incontestablement que l'intimé influençait la gestion financière de la société au-delà du cadre habituellement réservé à un directeur commercial: le non-remboursement du prêt actionnaire, le prêt de 350'000 fr. consenti à la société pour l'acquisition d'un bien immobilier en Italie au nom de l'intimé et le transfert de véhicules de la société à une société italienne appartenant à l'intimé. Elle rappelle en outre que c'est bien en qualité de directeur (et non d'agent commercial) que l'intimé avait mis fin aux fonctions d'administrateur de B.________, en exécution d'une décision de l'Assemblée générale de la société, soit de l'intimé lui-même en tant qu'actionnaire unique.
5.2. L'intimé soutient que la caisse recourante a échoué à démontrer qu'il avait tenu un quelconque rôle décisionnel susceptible d'influencer de façon déterminante la gestion des affaires courantes de la société et que ce rôle avait été tenu par B.________ et D.________, lui-même occupant seulement un poste d'agent commercial.
5.3. L'OFAS soutient la position de la caisse recourante. Il considère que le cumul des fonctions d'actionnaire unique, d'employé et de directeur avec signature individuelle permettait à l'intimé de prendre toutes les décisions nécessaires tant à l'interne qu'à l'externe concernant la gestion financière et administrative de la société et démontrait le pouvoir que celui-ci détenait aussi bien sur la société que sur B.________ et D.________. Il souligne à cet égard l'absence de réponse de l'intimé aux demandes de B.________ concernant les problèmes de gestion de la société, la résiliation du mandat d'administrateur de ce dernier, l'obtention par la société d'un prêt dont le montant a servi à l'acquisition en Italie d'un bien immobilier au nom de l'intimé ou la décision unilatérale par laquelle l'intimé à mis un terme aux prélèvements sur son salaire destinés au remboursement d'un prêt actionnaire.
6.
6.1. L'argumentation développée par la caisse recourante est fondée. Le tribunal cantonal a effectivement fait montre d'arbitraire dans sa constatation des faits et son appréciation des preuves.
Comme le fait valoir justement la caisse recourante, le cumul des fonctions d'actionnaire unique, d'employé et de directeur avec signature individuelle permettait à l'intimé de prendre toutes les décisions nécessaires à la gestion administrative et financière de la société puisque l'intimé avait ainsi eu la possibilité de résilier le mandat d'administrateur de la seule personne inscrite au Registre du commerce avec une fonction dirigeante, à par lui-même. De plus, en fonction des faits invoqués par l'OFAS, que le tribunal cantonal a omis de prendre en compte, il y a lieu de constater (cf. consid. 1 supra) que l'intimé avait été en mesure d'influer sur la volonté de la société par des actes qui dépassaient la gestion courante de celle-ci (en particulier sur la politique salariale de celle-ci) et de contrecarrer les actes du seul administrateur de la société inscrit au Registre du commerce. En effet, il ressort des différentes demandes d'informations de B.________ à l'intimé sur la situation financière de la société ou sur l'investissement immobilier en Italie, restées sans réponse, et de la décision unilatérale par laquelle l'intimé a mis un terme aux prélèvements sur son salaire destinés au remboursement d'un prêt actionnaire qu'il avait le pouvoir d'intervenir sur la gestion financière de la société. En appréciant les déclarations de B.________ "avec circonspection", la juridiction cantonale n'a pas pris en considération qu'elles étaient confirmées par une employée de la société - non impliquée dans la procédure avec la caisse recourante -, qui avait indiqué que la société était effectivement dirigée par A.________ et D.________ (procès-verbal d'entretien du 20 septembre 2019 de l'Office des poursuites et faillites de Porrentruy). Par ailleurs, l'obtention par la société d'un prêt de 350'000 fr. dont le montant avait été utilisé pour acquérir au nom de l'intimé un bien immobilier en Italie, même si ce prêt avait eu lieu en 2017, met en évidence l'influence de l'intimé sur les décisions financières de la société.
6.2. Dans ces circonstances, l'absence de pièces étayant le contenu des pouvoirs internes effectivement conférés à l'intimé en sa qualité de directeur, mise en évidence par les premiers juges, n'est pas déterminante en soi. Le contrat d'engagement, l'attestation d'employeur et le certificat de travail relatifs à la fonction d'agent commercial n'interfèrent en rien avec les considérations développées en lien avec la fonction de directeur. Le fait que B.________ a reconnu s'être occupé de la gestion de la société jusqu'à fin 2017 n'est pas pertinent en l'espèce dans la mesure où le dommage causé à la caisse recourante s'est produit en 2018 et 2019. Les pièces attestant les interventions de D.________ dans la gestion de la société n'excluent pas l'existence de pouvoirs similaires permettant à l'intimé d'intervenir en parallèle dans la gestion des salaires et des cotisations sociales.
6.3. Compte tenu de ce qui précède, il convient d'admettre que l'intimé avait la qualité d'organe matériel ou de fait de la société (cf. ATF 146 III 37 consid. 6.1; 132 III 523 consid. 4.5; 126 V 237 consid. 4). Par conséquent et dès lors que la juridiction cantonale n'a pas examiné les autres conditions de la responsabilité au sens de l'art. 52 LAVS, vu la solution à laquelle elle est arrivée, il y a lieu d'admettre le recours, d'annuler l'arrêt attaqué et de lui renvoyer la cause pour qu'elle procède à cet examen et rende une nouvelle décision.
7.
Vu l'issue du litige, les frais judiciaires sont mis à la charge de l'intimé (art. 66 al. 1 LTF). La caisse recourante ne peut prétendre des dépens (art. 68 al. 3 LTF).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est admis. L'arrêt du Tribunal cantonal de la République et canton du Jura, Cour des assurances, du 2 novembre 2023 est annulé et la cause lui est renvoyée pour nouvelle décision.
2.
Les frais judiciaires, arrêtés à 6'000 fr., sont mis à la charge de l'intimé.
3.
Le présent arrêt est communiqué aux parties, à B.________, au Tribunal cantonal de la République et canton du Jura, Cour des assurances, et à l'Office fédéral des assurances sociales.
Lucerne, le 6 septembre 2024
Au nom de la IIIe Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le Juge présidant : Stadelmann
Le Greffier : Cretton