L‘assureur qui est en droit d’exiger un changement professionnel de l’assuré doit le lui signifier à l’avance en lui concédant un délai adéquat pour reprendre une activité adaptée (ATF 133 III 527).
En l’espèce, l’assureur estimant que l‘assurée était apte à travailler immédiatement en raison du caractère surmontable des troubles a versé les indemnités journalières complètes durant un mois et à 50% le mois successif.
Le TF rappelle que la notion de «caractère surmontable» des douleurs retenu en droit des assurances sociales ne s’applique pas en droit privé. L’arrêt du TF retient en outre que l’instance cantonale n’a pas violé le droit fédéral en allouant les indemnités journalières complètes durant quatre mois à compter du moment où l‘assurée était supposée retrouver une capacité de travail partielle dans une profession adaptée.
Commentaire
Etat de fait
Une travailleuse s’est trouvée en arrêt maladie à 100 % depuis le 6 septembre 2010. Elle a touché des indemnités journalières par le biais de l’assureur auprès duquel son employeur avait conclu une assurance collective d’indemnités journalières en cas de maladie.
La travailleuse a été licenciée avec effet au 28 février 2011. Elle a accepté de passer dans l’assurance individuelle, acceptant ainsi l’offre que l’assureur lui avait présentée le 20 janvier 2011. Le 24 mars 2011, la travailleuse s’est annoncée à l’assurance-invalidité fédérale.
Le 12 mars 2012, la travailleuse a été vue en expertise, sur mandat de l’assureur,, par un psychiatre FMH, qui n’a pas retenu de diagnostic ayant des répercussions sur la capacité de travail et qui a donc conclu à une pleine capacité de travail sous l’angle psychiatrique.
Le 29 mars 2012, l’assureur a fait savoir à la travailleuse que sur la base de cet avis, il lui verserait les prestations à 100 % en avril encore, puis à 50 % en mai, un terme étant mis aux prestations pour le 31 mai 2012.
La travailleuse a ouvert action le 17 janvier 2013, contestant l’expertise commandée par l’assureur. Son action a été admise par le tribunal des assurances, statuant en instance unique conformément à l’art. 7 CPC.
L’assureur interjette un recourt en matière de droit civil au Tribunal fédéral.
Considérants
Les prétentions de l’assurée se fondent sur l’art. 8.1 des CGA, qui stipulent que le versement de prestations est subordonné à une incapacité de travail de 25 % au moins, attestée par un médecin, en raison d’une maladie qui empêche l’assuré, en tout ou partie, d’exercer son activité habituelle ou une autre activité raisonnablement exigible.
Le Tribunal fédéral constate que l’autorité intimée, dans le jugement entrepris, n’a pas retenu l’analyse de l’expert mandaté par l’assureur, nonobstant le fait qu’elle lui reconnaissait une pleine valeur probante, au motif que l’expert s’est fondé sur la théorie de l’exigibilité en cas de troubles somatoformes douloureux («
Überwindbarkeitspraxis ») pour dénier tout caractère incapacitant à la neurasthénie diagnostiquée.
Le Tribunal fédéral répond aux critiques de l’assurance recourante, qui se fonde sur l’arrêt
4A_5/2011 du 24 mars 2011, dans lequel l’application de la théorie de l’exigibilité dans le domaine de l’assurance perte de gain avait été admise, en indiquant que dans le cas d’espèce, cette question peut être laissée ouverte. En effet, l’appréciation des différents rapports médicaux permet d’écarter l’avis de l’expert de l’assureur, au profit des autres renseignements figurant au dossier, émanant notamment de l’Office AI (c. 2.4).
Le Tribunal fédéral confirme ensuite que le délai d’environ cinq mois qualifié de nécessaire par les premiers juges en présence d’une assurée en incapacité totale de travail depuis plus de 18 mois n’est pas arbitraire, même si cela conduit l’assureur à devoir prester jusqu’à la fin de la durée contractuellement prévue, soit 720 jours (c. 2.5).
Commentaire
Cet arrêt remet sur le devant de la scène la question de l’application de la théorie de l’exigibilité en droit des assurances privées, singulièrement dans le domaine de l’assurance perte de gain.
Pour mémoire,
l’Überwindbarkeitspraxis a été développée par le Tribunal fédéral dans le cadre de la mise en œuvre de la loi fédérale sur l’assurance-invalidité (LAI ; RS 831.20) pour juger du caractère invalidant des SPECDO (syndromes et pathologies sans étiologie claire ni constat de déficit organique). Elle a été inaugurée en 2004, au sujet des troubles somatoformes douloureux (
ATF 130 V 352). Elle a, depuis, été appliquée successivement à la fibromyalgie (
ATF 132 V 65), aux anesthésies dissociatives et atteintes sensorielles (TF, arrêt I 9/07 du 9 février 2007), au syndrome de fatigue chronique et à la neurasthénie (TF, arrêts
9C_662/2009 du 17 août 2010 et
9C_98/2010 du 28 avril 2010), ou encore aux distorsions cervicales (« coup du lapin ») sans lésions objectivées (
ATF 136 V 279 ) et à l’hypersomnie non organique (
ATF 137 V 64). A noter que des découvertes médicales récentes devraient à l’avenir écarter l’application de cette jurisprudence en cas d’encéphalomyélite (syndrome de la fatigue chronique), dont il est désormais prouvé qu’il s’agit d’une maladie biologique, objectivable (
Distinct plasma immune signatures in ME/CFS are present early in the course of illness, par Mady Hornig et al., Science Advances, 27 février 2015).
Selon cette pratique,
les SPECDO sont présumés ne pas être invalidants.
Cette présomption peut être renversée s’il est démontré que l’assuré souffre d’une importante comorbidité psychiatrique. A défaut, il peut aussi tenter de renverser cette présomption en démontrant que plusieurs critères spécifiques sont remplis (atteinte physique chronicisée et processus maladif de longue durée avec une symptomatologie inchangée ou s’aggravant, sans rémission de longue durée ; isolement social dans toutes les manifestations de la vie ; état psychique cristallisé ; échec des traitements médicaux effectués dans les règles de l’art, malgré la coopération de l’assuré). Il n’est pas nécessaire qu’ils le soient cumulativement, mais les exigences quant à l’intensité avec laquelle doivent l’être ceux qui le sont, sont alors plus élevées.
La question s’est posée de savoir
si cette pratique, développée dans le cadre de l’application des art. 7 et 8 LPGA pour établir la réalisation du risque « incapacité de gain », respectivement « invalidité »,
pouvait être exportée pour juger de la réalisation du risque « incapacité de travail » (art. 6 LPGA) en droit des assurances sociales.
Le Tribunal fédéral a répondu par la négative (
ATF 137 V 199 c. 2.2.2 et 2.2.3), jugeant notamment que la notion d’exigibilité avait été, à dessein, introduite par le législateur dans la définition de l’incapacité de gain (art. 7 LPGA), et non dans celle de l’incapacité de travail (art. 6 LPGA).
La question se pose aussi de savoir
si cette pratique est transposable dans les cas relevant des assurances privées et en droit de la responsabilité civile. Plusieurs contributions récentes traitent de ce second aspect, auquel il peut être renvoyé (
Markus Schmid, Konvergenz und Divergenz der Schadenausgleichsysteme, in : Weber (éd.), Aktuelle Probleme des Koordinationsrechts, Zurich 2014, p. 17-32 ;
Anne-Sylvie Dupont, Le droit des assurances sociales au contact du droit des assurances privées, RDS II/133 (2014), p. 347-420). Le présent commentaire se concentre sur le premier aspect.
A titre préliminaire, il faut revenir sur l’affirmation faite par l’assureur recourant dans le cas d’espèce, selon laquelle le Tribunal fédéral aurait, dans l’arrêt
4A_5/2011 du 24 mars 2011, admis de manière définitive l’application de l’
Überwindbarkeitspraxis dans le cadre de l’assurance perte de gain. En effet,
une lecture attentive de cet arrêt révèle que le Tribunal fédéral confirme, dans cette affaire, l’incapacité de travail de l’assuré sur la base de plusieurs rapports médicaux concordants dans ce sens, sans analyser
stricto sensu si les critères dits de
Foerster étaient remplis. Le Tribunal fédéral se sert de la jurisprudence établie en matière d’assurance-invalidité pour confirmer l’absence d’arbitraire des premiers juges, dès lors que les experts ont décrits des circonstances qui, précisément, auraient pu conduire à l’admission du caractère invalidant du trouble somatoforme douloureux présenté par l’assuré.
Il faut ensuite se rappeler que
l’Überwindbarkeitspraxis a été développée dans le cadre de l’assurance-invalidité fédérale, soit un régime d’assurance sociale dont les ressources sont limitées et ne peuvent être ajustées autrement que par une modification législative, opération gourmande en temps et dont le succès ne peut être garanti par l’Etat. L’assureur social, organe administratif, est en outre tenu d’administrer l’assurance en respectant les principes fondamentaux de l’activité administrative, notamment l’égalité de traitement. Face à l’apparition de pathologies nouvelles, reconnues comme telles mais difficiles à appréhender dans leurs répercussions sur la capacité de gain des personnes atteintes, il était nécessaire de mettre en place un cadre afin d’objectiver autant que possible la notion d’invalidité, et assurer par ce biais-là une répartition aussi égalitaire que possible des ressources de l’assurance sociale.
Les polices d’assurance perte de gain se distinguent des assurances sociales par le fait qu’il s’agit de produits commerciaux, proposés par des prestataires de services, acteurs de l’économie libre. Ces prestataires de service élaborent les produits qu’ils désirent et en fixent le prix à leur guise. Ils sont libres de choisir leurs partenaires contractuels, c’est-à-dire leurs assurés.
Le contenu des polices d’assurance perte de gain est principalement défini par les conditions générales d’assurance (CGA). Les CGA sont élaborées par l’assureur, sans que l’assuré n’ait le pouvoir d’influer sur leur contenu au moment de la conclusion du contrat. La question du risque assuré est précisément traitée dans ce document. En matière d’assurance perte de gain LCA,
il n’existe dont pas de définition uniforme du risque assuré, cette définition découlant des CGA, faisant partie intégrante de l’accord contractuel passé entre l’assuré et l’assureur. En soi, chaque assureur est donc libre de prévoir, dans ses CGA, la définition du risque qui lui convient.
Bien que l’on parle de polices d’assurance « perte de gain », l’examen des conditions générales des différents assureurs proposant ces produits révèle que
le risque couvert est en réalité l’incapacité de travail (au sens de l’art. 6 LPGA, ou dans une définition s’en rapprochant), soit l’incapacité (immédiate) d’accomplir dans sa profession ou son domaine d’activité le travail qui peut être exigé de lui.
L’Überwindbarkeitspraxis ne s’appliquant pas, en droit des assurances sociales, à l’analyse du risque « incapacité de travail » (ATF 137 V 199), il serait pour le moins singulier d’en consacrer l’application systématique dans le domaine de l’assurance perte de gain LCA. Comprendre dans ce sens l’arrêt
4A_5/2011 du 24 mars 2011 serait lui donner une portée que le Tribunal fédéral n’a manifestement pas voulue, et dans tous les cas pas justifiée.
La nature contractuelle des polices d’assurances privées, et le principe de la relativité des convention, s’oppose également à ce que l’on retienne une définition uniforme du risque assuré, sans tenir compte des termes employés par les parties, et en faisant l’impasse sur les volontés concordantes des parties. Retenir l’
Überwindbarkeitspraxis en cas de SPECDO entraînant une incapacité de travail pour juger du droit aux prestations prévues par un contrat suppose que l’accord contractuel intègre cette définition du risque assuré, ce qui suppose avant toute chose que l’assuré ait été informé de la conception du risque adoptée par l’assureur, et qu’il l’ait acceptée en toute connaissance de cause.
Dans cette optique,
il faut tout particulièrement tenir compte du moment auquel la police d’assurance a été conclue. L’
Überwindbarkeitspraxis remonte, au plus tôt, à l’année 2004. Aucune police conclue avant cette date ne peut donc raisonnablement être interprétée dans ce sens que les parties l’auraient admise dans la définition du risque assuré. Seule une modification du contrat après l’adoption de cette pratique, et assortie d’une réduction de prime correspondante, puisque le risque couvert est réduit, pourrait être un indice en faveur d’une définition du risque correspondant à celle que l’on utilise en assurances sociales pour définir l’invalidité.
A défaut, il faut admettre que l’assureur privé, acteur de l’économie libre, maître de la définition du risque qu’il assure et du prix qu’il demande pour le faire, n’a pas à être mis au bénéfice de définitions standardisées, qui se comprennent dans le contexte d’une assurance étatique, mais qui sont
étrangères à l’idée de liberté de contractuelle.
Anne-Sylvie Dupont