1C_443/2023 07.05.2024
Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
1C_443/2023
Arrêt du 7 mai 2024
Ire Cour de droit public
Composition
Mme et MM. les Juges fédéraux Kneubühler, Président,
Chaix et Pont Veuthey, Juge suppléante.
Greffière : Mme Tornay Schaller.
Participants à la procédure
A.________,
représentée par Me Robert Assaël, avocat,
recourante,
contre
Instance d'indemnisation LAVI du canton de Genève, 72, bd de Saint-Georges, 1205 Genève.
Objet
Indemnisation LAVI,
recours contre l'arrêt de la Cour de justice du canton de Genève, Chambre administrative, 2ème section, du 29 août 2023 (A/3498/2022-LAVI ATA/924/2023).
Faits :
A.
Le 8 août 2018 vers 05h00, A.________, née en 1993, est sortie d'une discothèque dans le canton de Genève avec trois de ses amies. Elles ont alors vu un homme agresser une femme, la poussant dans les escaliers et lui assénant des coups de pied et de poing. La prénommée et ses amies ont cherché à porter secours à cette femme, mais ont alors été prises à partie par un groupe de cinq jeunes gens, qui les ont à leur tour agressées en leur donnant des coups de pied, de poing et de béquille. À la suite de l'intervention de passants, les agresseurs ont pris la fuite.
A.________ a reçu des coups de pied à la tête, à l'épaule et aux côtes. Le jour de l'agression, elle s'est rendue aux Hôpitaux universitaires de Genève (ci-après: HUG) où elle a subi des examens, le Ministère public genevois ayant ordonné une expertise. Il ressort du rapport établi par les HUG le 12 septembre 2018 que l'examen physique de l'épaule gauche n'a pas mis en évidence de troubles neuro-vasculaires et a montré une mobilisation complète, avec toutefois une discrète douleur au niveau de l'articulation acromio-claviculaire, sans touche de piano ainsi qu'une tête humérale "sensible"; il est aussi fait mention d'un hématome de 5 cm de diamètre au niveau de la partie latérale de la tête humérale, sans laxité au niveau de l'articulation acromio-claviculaire; le reste de l'examen clinique était sans particularité; vu l'absence de signe de gravité, la patiente a pu regagner son domicile le jour même avec un arrêt de travail pour une durée de 11 jours.
B.
Les agresseurs étant de nationalité française et se trouvant sur sol français, ils ont fait l'objet d'une procédure pénale en France. Celle-ci s'est achevée par le prononcé d'un jugement du Tribunal correctionnel de Thonon-les-Bains du 19 mai 2020 avec des condamnations à des peines privatives de liberté allant de quatre à huit ans.
A.________ a conclu au versement d'une somme de 10'000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du tort moral et de 5'000 euros à titre de dépens (frais irrépétibles au sens de l'art. 475-1 du code de procédure pénale français). Elle s'est vu allouer 5'000 euros au premier titre et 1'500 euros au second.
C.
Le 17 août 2021, A.________ a déposé une requête en indemnisation auprès de l'instance d'indemnisation selon la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions du 23 mars 2007 (LAVI; RS 312.5; ci-après: instance LAVI) du canton de Genève, concluant au versement de 5'500 francs à titre de réparation du tort moral et 1'650 francs à titre de dépens. Elle a exposé avoir été en arrêt de travail pendant onze jours et rester profondément traumatisée par cette agression violente et gratuite. Elle avait déclaré lors d'une audience le 7 janvier 2019 qu'elle dormait mal, qu'elle parvenait désormais à sortir à nouveau mais en étant accompagnée; elle ne rentrait plus toute seule chez elle et était plus méfiante. Ce changement d'attitude était confirmé par des attestations écrites par deux de ses amis. Aucun des condamnés ne l'avait indemnisée à ce jour.
Par décision du 7 octobre 2021, après avoir entendu A.________, l'instance LAVI a rejeté la requête d'indemnisation. S'agissant de la demande d'indemnité pour tort moral, elle a considéré que la prénommée n'avait été que très légèrement blessée physiquement; elle avait pu regagner son domicile le jour même avec un traitement antalgique et un arrêt de travail de onze jours; à cet égard, elle avait cependant recommencé presque immédiatement à travailler car elle préférait passer à autre chose; elle n'avait pas entamé de suivi psychothérapeutique, malgré le surcroît de méfiance et les difficultés de sommeil; sans remettre en cause la peur et la violence de la situation éprouvée par l'intéressée lors des événements du 8 août 2018 et les difficultés éprouvées durant les mois qui avaient suivi les faits, l'atteinte psychique décrite n'atteignait pas le degré de gravité requis pour justifier l'octroi d'une indemnité pour tort moral, ayant été passagère et n'ayant pas entraîné un changement durable de personnalité au sens de la jurisprudence.
D.
Par arrêt du 29 août 2023, la Chambre administrative de la Cour de justice du canton de Genève (ci-après: la Cour de justice) a rejeté le recours interjeté contre la décision du 7 octobre 2021.
E.
Agissant par la voie du recours en matière de droit public, A.________ demande au Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt du 29 août 2023 et de fixer à 5'500 francs le tort moral à charge de l'État de Genève.
La Cour de justice persiste dans les considérants et le dispositif de son arrêt. L'instance LAVI renonce à se déterminer et se réfère aux considérants de sa décision du 7 octobre 2021. L'Office fédéral de la justice renonce à se déterminer.
Considérant en droit :
1.
Dirigé contre une décision finale (art. 90 LTF) rendue en dernière instance cantonale (art. 86 al. 1 let. d et al. 2 LTF) dans une cause de droit public (art. 82 let. a LTF), le recours est en principe recevable comme recours en matière de droit public selon les art. 82 ss LTF, aucune des exceptions mentionnées à l'art. 83 LTF n'étant réalisée. La recourante a un intérêt à obtenir l'annulation ou la modification de l'arrêt attaqué qui confirme le refus de lui accorder l'indemnité LAVI requise (art. 89 al. 1 LTF).
Les autres conditions de recevabilité énoncées aux art. 82 ss LTF sont remplies, de sorte qu'il y a lieu d'entrer en matière.
2.
La recourante reproche à la cour cantonale de ne pas lui avoir reconnu un droit à une réparation morale en application de l'art. 22 LAVI.
2.1. Selon l'art. 22 al. 1 LAVI, la victime et ses proches ont droit à une réparation morale lorsque la gravité de l'atteinte le justifie; les art. 47 et 49 CO s'appliquent par analogie. La réparation morale constitue désormais un droit (Message du Conseil fédéral du 9 novembre 2005, FF 2005 6742).
La LAVI prévoit un montant maximum pour les indemnités, arrêté à 70'000 francs pour la réparation morale à la victime elle-même (art. 23 al. 2 let. a LAVI). Le législateur n'a pas voulu assurer à la victime une réparation pleine, entière et inconditionnelle du dommage qu'elle a subi (ATF 131 II 121 consid. 2.2; 129 II 312 consid. 2.3; 125 II 169 consid. 2b/aa). Ce caractère incomplet est particulièrement marqué en ce qui concerne la réparation du tort moral, qui se rapproche d'une allocation ex aequo et bono (arrêt 1C_195/2023 du 27 septembre 2023 consid. 4.1 et les arrêts cités).
Toute lésion corporelle n'ouvre pas le droit à la réparation morale, encore faut-il qu'elle revête une certaine gravité (ATF 125 III 70 consid. 3a p. 74 s.; 112 II 131 consid. 2-4; 110 II 163 consid. 2c; arrêt 1C_509/2014 du 1er mai 2015 consid. 2.1; STÉPHANIE CONVERSET, Aide aux victimes d'infractions et réparation du dommage, 2009, p. 262; PETER GOMM, in: Gomm/Zehntner (éd.), Opferhilferecht, 4 ème éd., 2020, N 8 ad art. 22 LAVI). Cette exigence est notamment réalisée en cas d'invalidité ou de perte définitive de la fonction d'un organe. En cas d'atteinte passagère, d'autres circonstances peuvent ouvrir le droit à une réparation morale fondée sur l'art. 22 al. 1 LAVI, parmi lesquelles figurent par exemple une longue période de souffrance et d'incapacité de travail, une période d'hospitalisation de plusieurs mois, de même qu'un préjudice psychique important tel qu'un état de stress post-traumatique conduisant à un changement durable de la personnalité (arrêt 1C_509/2014 du 1 er mai 2015 consid. 2.1 et les références citées).
Les atteintes psychiques consécutives à une agression sont plus difficiles à évaluer que les atteintes physiques, car il faut surtout se fonder sur les indications de la victime elle-même ou, le cas échéant, de médecins spécialisés. Il est aussi souvent incertain de savoir si les atteintes qui en résultent sont de nature durable ou non (PETER GOMM, in: Gomm/Zehntner (éd.), Opferhilferecht, 4 ème éd., 2020, N 9 ad art. 22 LAVI). L'atteinte à l'intégrité psychique entre en ligne de compte à condition d'être importante, notamment en cas d'état de stress post-traumatique aboutissant à une modification durable de la personnalité (CONVERSET, op. cit., p. 263).
Selon le Guide relatif à la fixation du montant de la réparation morale selon la LAVI du 3 octobre 2019 établi par l'Office fédéral de la justice, les atteintes à l'intégrité physique de peu de gravité ne donnent pas droit à réparation morale, sauf en présence de circonstances aggravantes. Ces dernières sont présentes lorsque les lésions corporelles ont été infligées dans des circonstances traumatiques, ou bien ont laissé des séquelles psychiques durables. On peut par exemple aussi considérer comme circonstances aggravantes la mise en danger de la vie, des répercussions dramatiques sur la vie privée et professionnelle de la victime, un séjour prolongé à l'hôpital, plusieurs séjours, ou encore des douleurs persistantes ou aiguës (p. 10).
2.2. En l'espèce, la cour cantonale a considéré que l'atteinte physique subie par la recourante avait été de peu de gravité: elle avait été qualifiée par les autorités judiciaires françaises de violence commise en réunion sans incapacité; la recourante avait pu rentrer à son domicile le jour même et avait repris le travail presque immédiatement bien qu'elle ait disposé d'un certificat médical d'arrêt de travail de onze jours; on ne décelait pas dans son cas de circonstances aggravantes, telles que des douleurs persistantes ou des séjours hospitaliers longs ou multiples.
Quant à l'atteinte psychique, le Tribunal cantonal a relevé que la recourante avait renoncé à suivre un traitement psychothérapeutique et n'avait pas eu besoin d'un traitement médicamenteux. Il a souligné que certes, les circonstances de l'infraction, à savoir une agression violente commise en bande, n'étaient pas à négliger quant à leur impact psychologique sur la recourante; cela étant, si elle avait subi des séquelles telles que surcroît de méfiance, difficultés à sortir sans être accompagnée et difficultés de sommeil, on ne pouvait quoiqu'elle en dise parler à cet égard d'altération considérable du mode de vie ou de la personnalité; elle avait ainsi pu continuer à travailler, et avait dit s'être remise à sortir le soir.
2.3. La recourante ne conteste pas que l'atteinte physique a été de peu de gravité. Elle reproche en revanche à la cour cantonale d'avoir minimisé les circonstances traumatisantes à long terme de l'agression. Elle lui fait grief d'avoir retenu qu'il n'y avait pas d'altération considérable du mode de vie ou de la personnalité. Elle met en évidence les témoignages de deux amis datés des 13 et 14 mai 2020, selon lesquels elle dormait mal, parvenait à sortir à nouveau de chez elle mais en étant accompagnée, ne rentrait plus chez elle toute seule et était plus méfiante qu'auparavant.
Il est vrai que le déroulement des événements du 8 août 2018 aurait pu entraîner des conséquences traumatiques pour les personnes agressées. Les séquelles psychiques de cette agression sur la recourante sont cependant plus difficiles à trouver. En effet, aucun état de stress post-traumatique n'a été diagnostiqué, aucune psychothérapie n'a été suivie et aucun traitement médical n'a été nécessaire. La recourante a repris presque immédiatement le travail et a recommencé à sortir de nuit. Si les souffrances psychologiques résultant de l'agression, tel le sentiment d'insécurité ou une difficulté à dormir, ne doivent pas être négligées, on ne décèle pas que l'état de stress vécu par la recourante ait durablement et significativement modifié sa personnalité; le fait que celle-ci fasse depuis les événements preuve d'une plus grande prudence lors de ses sorties nocturnes ne témoigne pas à lui seul d'un tel changement. Dans ces circonstances, et sans nier la dimension abjecte du comportement des agresseurs et le caractère choquant des événements vécus, les éléments avancés par la recourante apparaissent insuffisants pour atteindre le seuil de gravité relativement élevé qu'exigent l'art. 22 al. 1 LAVI et la jurisprudence, pour fonder le droit à une réparation morale. La cour cantonale n'a ainsi pas violé le droit fédéral en considérant que la lésion subie ne répondait pas aux critères de gravité de l'art. 22 al. 1 LAVI.
3.
Il s'ensuit que le recours doit être rejeté.
Conformément au principe de gratuité posé à l'art. 30 al. 1 LAVI, il n'est pas perçu de frais judiciaires.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est rejeté.
2.
Il n'est pas perçu de frais judiciaires.
3.
Le présent arrêt est communiqué au mandataire de la recourante, à l'Instance d'indemnisation LAVI, à la Chambre administrative de la Cour de justice du canton de Genève (2 ème section), et à l'Office fédéral de la justice.
Lausanne, le 7 mai 2024
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le Président : Kneubühler
La Greffière : Tornay Schaller